La Reconnaissance des Droits Coutumiers sur l'Eau: Entre Tradition et Modernité Juridique au Maroc

La Reconnaissance des Droits Coutumiers sur l'Eau : Entre Tradition et Modernité Juridique au Maroc

Introduction : Un Patrimoine Hydrique en Quête de Statut
Dans les vallées présahariennes du Dadès, où les canaux d'irrigation (seguias) serpentent depuis des siècles selon des règles ancestrales, un débat crucial agite les communautés locales. Comment concilier les droits coutumiers sur l'eau, profondément enracinés dans l'organisation sociale berbère, avec le cadre juridique national ? Cette question, loin d'être théorique, concerne directement 43% des ressources hydriques mobilisées pour l'agriculture familiale (Ministère de l'Agriculture, 2023). Depuis l'adoption du Code de l'Eau (Loi 36-15), les autorités marocaines tentent d'apporter des réponses innovantes à ce défi historique.

Les Racines d'une Complexité Juridique
Le système coutumier de l'eau, appelé localement "azerf" ou "imghad", repose sur trois principes immuables : la priorité d'usage aux premiers défricheurs, la gestion collective des infrastructures, et l'arbitrage par les assemblées villageoises (jema'as). Une étude de l'Institut Royal de la Culture Amazighe (2022) a recensé pas moins de 78 variantes locales de ces règles à travers le pays. Ces mécanismes ont permis pendant des générations de gérer la rareté - dans le Haut Atlas, certaines seguias alimentent jusqu'à 300 parcelles avec une précision millimétrée. Pourtant, leur absence de reconnaissance formelle crée des situations paradoxales : 62% des aménagements hydrauliques traditionnels ne figurent sur aucun cadastre (Direction Générale des Collectivités Territoriales, 2023).

L'Innovation Institutionnelle en Marche
Face à ce constat, une approche originale émerge depuis cinq ans sous l'égide des Agences de Bassins Hydrauliques. Le projet "Reconnaissance des Droits Historiques" combine inventaire ethnographique et sécurisation juridique. Dans le bassin du Ziz, 143 khettaras (galeries drainantes traditionnelles) ont ainsi été officiellement enregistrées après un minutieux travail de terrain associant géomètres, anthropologues et représentants des tribus. "Nous avons dû traduire des concepts berbères anciens en termes juridiques compréhensibles pour l'administration", explique le professeur Amrani de l'Université d'Errachidia, qui a supervisé le processus.

Chiffres Clés et Impacts Concrets
Les premiers résultats de cette politique sont encourageants :

  • 23 conventions locales ont été intégrées dans les Plans Directeurs d'Aménagement des Eaux

  • Les conflits liés à l'eau ont diminué de 38% dans les zones concernées (Observatoire des Conflits Ruraux, 2024)

  • 17 coopératives hydrauliques coutumières ont obtenu un statut juridique hybride

L'étude menée par la Chaire UNESCO "Eau et Société" (2023) révèle cependant des disparités régionales. Alors que dans le Souss, 89% des droits coutumiers ont pu être harmonisés avec le droit positif, cette proportion tombe à 54% dans les zones sahariennes, où persiste une méfiance envers les procédures formelles.

Les Défis Persistants
Trois obstacles majeurs freinent encore cette dynamique. D'abord, la question épineuse des droits des femmes : si les coutumes leur accordent souvent un accès à l'eau domestique, elles restent exclues des instances décisionnelles dans 76% des cas (Enquête ONU Femmes, 2023). Ensuite, l'arrivée de nouveaux acteurs (tourisme, industries agroalimentaires) remet en cause les équilibres traditionnels. Enfin, le changement climatique bouleverse les règles ancestrales de répartition - certaines "parts d'eau" calculées sur des cycles décennaux deviennent obsolètes.

Perspectives : Vers un Droit Hydrique Hybride ?
Plusieurs pistes se dessinent pour approfondir cette reconnaissance. Le Ministère de la Justice envisage la création de "tribunaux de l'eau" spécialisés, associant cadis et juges modernes. L'Agence du Bassin du Tensift expérimente quant à elle des blockchains communautaires pour enregistrer les transactions d'eau tout en respectant les usages locaux. "L'enjeu n'est pas de figer la coutume dans le marbre juridique, mais de lui permettre d'évoluer sans perdre son âme", souligne le Dr. El Hjouji, auteur d'une thèse remarquée sur le sujet à l'Université Mohammed VI Polytechnique.

Conclusion : L'Eau comme Patrimoine Vivant
Alors que le Maroc s'apprête à réviser sa stratégie nationale de l'eau en 2025, la question coutumière occupe une place centrale. Les expériences en cours montrent qu'une approche respectueuse des équilibres locaux peut transformer ces droits ancestraux en leviers de gestion durable. Comme le résume un vieil irrigant du Dadès : "L'eau n'a jamais obéi aux lois des hommes, mais les hommes doivent apprendre à partager ses lois." Cette sagesse millénaire, aujourd'hui reconnue par la science hydrologique moderne, pourrait bien inspirer des solutions pour d'autres régions arides du globe.

Références Académiques

  • Ben Ali, M. (2023). Droit coutumier et gestion de l'eau au Maroc. Presses Universitaires de Rabat

  • Rapport "Eau et Coutume" (Conseil Économique et Social, 2024)

  • Étude comparative des systèmes hydrauliques traditionnels (IRD-Maroc, 2022)

  • Données des Agences de Bassins Hydrauliques (2020-2023)

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