Alors que les émissions du transport maritime représentent près de 3% des émissions mondiales de gaz à effet de serre, la décarbonation de ce secteur est devenue un enjeu prioritaire pour l’Organisation Maritime Internationale (OMI) et pour l’ensemble des grandes économies. D’ici 2050, l’objectif mondial est clair : atteindre zéro émission nette dans le transport maritime international. Dans cette dynamique, l’hydrogène vert s’impose comme l’un des carburants alternatifs les plus prometteurs.

Avec sa position géostratégique entre l’Europe et l’Afrique, ses capacités de production d’énergies renouvelables bon marché, et ses ambitions affichées en matière de transition énergétique, le Maroc est idéalement placé pour devenir un leader africain – voire euro-méditerranéen – du shipping zéro carbone. Mais cette ambition reste à construire, et elle nécessite une vision industrielle, des investissements ciblés, et une diplomatie climatique proactive.

L’État des Lieux : Un Transport Maritime Sous Pression Réglementaire

Le transport maritime est responsable de l’émission de plus de 1 milliard de tonnes de CO2 par an, soit l’équivalent des émissions d’un pays comme le Japon. L’OMI a adopté en 2023 une nouvelle stratégie qui impose une réduction de 70% des émissions de carbone par unité de transport d’ici 2040, avec l’objectif d’atteindre zéro émission nette d’ici 2050 (IMO Strategy on Reduction of GHG Emissions, 2023).

Dans ce contexte, les carburants alternatifs sont scrutés de près : ammoniac, méthanol, biocarburants, mais aussi hydrogène vert. Selon BloombergNEF (2022), l’hydrogène pourrait alimenter entre 20 et 25% du transport maritime mondial d’ici 2050. Or, le Maroc dispose déjà des ingrédients clés pour se positionner comme fournisseur et acteur logistique majeur de cette nouvelle ère.

Un Atout Majeur : La Capacité Marocaine en Hydrogène Vert

Le Maroc bénéficie d’un ensoleillement annuel moyen de 3 000 heures et de corridors éoliens exceptionnels, notamment dans les régions de Tarfaya, Guelmim et Dakhla. Ces ressources permettent de produire de l’électricité verte à des coûts parmi les plus bas du monde, atteignant parfois 2 cts USD/kWh dans les appels d’offre. Cette compétitivité fait du Maroc une plateforme idéale pour la production d’hydrogène vert via électrolyse.

Une étude conjointe menée par la GIZ (coopération allemande) et le ministère marocain de l’Énergie (2021) estime que le Maroc pourrait produire jusqu’à 4 millions de tonnes d’hydrogène vert par an d’ici 2040, dont une partie significative pourrait être consacrée au carburant maritime. Le projet AMAN (à Guelmim), porté par CWP Global, ambitionne à lui seul une capacité de 15 GW de production renouvelable pour la fabrication d’hydrogène et d’ammoniac vert destiné à l’exportation.

Tanger Med : Vers un Hub Maritime Décarboné ?

Le port de Tanger Med, classé 1er port de conteneurs d’Afrique et 20e au niveau mondial selon le classement de Lloyd’s List (2023), est au cœur de cette ambition. Connecté à plus de 180 ports mondiaux, il traite plus de 100 millions de tonnes de marchandises chaque année. Il pourrait devenir le premier port africain à proposer un hub de bunkering (ravitaillement) en hydrogène vert ou en dérivés comme l’ammoniac ou le méthanol renouvelable.

Le développement d’une zone industrielle dédiée à la transformation et à la logistique de l’hydrogène dans la région du Détroit, adossée à Tanger Tech et la nouvelle cité Mohammed VI, est à l’étude. L’idée serait d’y implanter des infrastructures de stockage cryogénique, des terminaux de transbordement et des centres de maintenance pour navires à hydrogène. L’initiative est appuyée par l’UM6P, Masen et l’Agence Nationale des Ports.

Selon un rapport de DNV (Det Norske Veritas, 2022), convertir 5% de la flotte commerciale du port Tanger Med à des carburants à zéro émission permettrait d’éviter l’émission de plus de 300 000 tonnes de CO2 par an. Cela correspond à retirer plus de 60 000 voitures de la circulation.

L’Afrique de l’Ouest, Un Marché Captif pour l’Export

Au-delà de l’Europe, les routes commerciales maritimes reliant le Maroc aux ports d’Afrique de l’Ouest (Dakar, Abidjan, Lagos) offrent un potentiel d’export de carburant vert pour les flottes côtières et les lignes de cabotage. De nombreux navires de pêche, ferries et cargos légers circulent quotidiennement entre ces ports. En développant une chaîne logistique intégrée, le Maroc pourrait fournir du carburant vert aux ports voisins et renforcer son influence énergétique dans la région.

L’initiative Power-to-X de l’Union africaine et de l’IRENA identifie le Maroc comme un corridor stratégique de transit pour l’hydrogène et ses dérivés. Cette orientation est appuyée par les données du rapport "African Hydrogen Partnership" (2022), qui place le Royaume dans le top 3 des pays africains les mieux positionnés pour devenir des hubs exportateurs.

Investissements, Coopérations et Besoins Technologiques

Le coût de développement d’un écosystème complet de shipping vert est considérable. Selon l’Energy Transitions Commission (ETC, 2023), le coût de transformation d’un port de taille moyenne en hub hydrogène peut atteindre 1 à 2 milliards USD. Le Maroc devra s’appuyer sur des partenariats public-privé, des financements internationaux (Banque mondiale, Banque africaine de développement, EU Green Deal), et des mécanismes innovants comme les obligations vertes portuaires.

En parallèle, l’innovation technologique est cruciale : fabrication locale d’électrolyseurs, normalisation des infrastructures de recharge, formation de techniciens navals spécialisés en propulsion à hydrogène. L’Université Mohammed VI Polytechnique travaille avec le Fraunhofer Institute pour développer un démonstrateur de navire à propulsion hydrogène pour cabotage.

Risques, Freins et Voies de Contournement

L’hydrogène vert reste aujourd’hui plus coûteux que les carburants fossiles maritimes, avec un prix moyen de 4 à 6 USD/kg contre moins de 1 USD/kg pour le fioul lourd. Toutefois, l’évolution des quotas carbone européens (ETS maritime dès 2024), les taxes carbone aux frontières, et les normes environnementales renforcées vont progressivement rendre les carburants conventionnels plus coûteux.

L'autre frein est l'absence de standards internationaux unifiés pour les carburants à base d’hydrogène. Il faut des accords bilatéraux avec les pays clients (comme l’Allemagne ou les Pays-Bas) pour faciliter les échanges.

Enfin, la perception du risque d’explosion ou d’instabilité du stockage cryogénique reste un obstacle psychologique. Pourtant, selon l’Agence Japonaise de Sécurité Industrielle (JST, 2022), les incidents liés au stockage d’hydrogène sont extrêmement rares si les normes sont respectées.

Conclusion : Une Vision Maritime à Ancrer dans la Stratégie Nationale

L’hydrogène vert est à la fois une réponse au défi climatique et une opportunité géoéconomique majeure. Le Maroc dispose de l’un des meilleurs mix d’atouts au monde : une électricité verte ultra-compétitive, une position géographique stratégique, des infrastructures portuaires de classe mondiale, et une volonté politique affichée.

Devenir un leader africain – voire euro-africain – du shipping zéro carbone suppose une stratégie claire à long terme : intégration dans les politiques portuaires, alignement réglementaire, investissements dans l’innovation, diplomatie énergétique active.

La mer pourrait bien redevenir l’avenir du Maroc – non pas seulement comme frontière ou ressource halieutique, mais comme plateforme d’innovation verte et de souveraineté énergétique. L’hydrogène en serait le sillage invisible, mais décisif.

Sources :

  • IMO Strategy on GHG Reduction, 2023

  • GIZ & Ministère de l’Énergie du Maroc, Étude sur le potentiel de l’hydrogène vert, 2021

  • BloombergNEF, Hydrogen Economy Outlook, 2022

  • DNV Maritime, Maritime Forecast to 2050, 2022

  • Energy Transitions Commission, 2023

  • IRENA Power-to-X in Africa, 2022

  • African Hydrogen Partnership Report, 2022

  • Harper et al., Nature Reviews Materials, 2019

  • JST Hydrogen Safety Statistics Report, 2022

  • IDTechEx Market Forecast, 2023

  • Benchmark Minerals Intelligence, 2022